Certains soirs, dans les rues de nos petites villes de province, on peut voir, ici et là, quelques insolites individus qui discrètement pressent le pas.

Chacun d’eux est équipé, pour l’essentiel, d’un costume sombre, d’un attaché-case et d’une convocation. Parfois un nœud papillon ajoute une note primesautière à l’austérité silencieuse de ces personnages furtifs et sibyllins.

Le pharmacien et la mercière s’accordent pour dire que dans cet appareil, ils ne peuvent se rendre à des obsèques car il est trop tard. Ni à une nuit de joyeuse turpitude, car il est trop tôt.

Nos ténébreux quidams arrivent d’ailleurs avant l’heure à leur mystérieuse destination, et vont attendre dans le café restaurant du coin tenu par l’Auvergnat et son épouse. Là se trouvent déjà d’autres quidams vêtus de sombre, d’autres attachés-cases et quelques nœuds papillons.

Ce ne sont alors qu’embrassements, longues étreintes, contentements ostentatoires, chuchotements complices, et regards qui en disent long. Derrière son comptoir, l’Auvergnat désabusé, la paupière en berne, essuie ses verres : voilà des mois qu’il a un doute.

Les autres à présent parlent de la pluie et du beau temps, surtout de la pluie. Pour ces gens là il pleut toujours, et la salle est humide, même quand il fait beau. A tel point qu’ils parlent à mots couverts, comme pour ne pas se mouiller. Ils tentent de se faire passer pour une famille nombreuse avec des « mon Frère » par ci, « mon bien aimé Frère » par là.

D’accord, ils ne sont pas tellement plus parfumés que certains autres, mais ils s’embrassent tout de même bien davantage.

Autre indice : ils parlent souvent d’une dame, veuve de son état, et dotée de nombreux enfants. Mais en attendant on n’a jamais vu un seul d’entre eux en compagnie d’une femme.

Les soupçons de l’Auvergnat se précisent : il en est à se demander si par hasard … ces gens ne seraient pas … ? C’est qu’il y a des détails qui ne trompent pas.

Dans la bande, se trouve un barbu plein de poils qui doit travailler dans une tuilerie. Le mois dernier il se lamentait d’avoir oublié son sautoir et ses bijoux à la maison. Est-ce que les Auvergnats barbus et couverts de poils portent des sautoirs et des bijoux, on vous le demande ?

Et puis ils ont des vieux qui s’intéressent surtout à de jeunes apprentis, et qui, à voix basse, parlent de lacs d’amour, de houppes et de leurs attributs. Ils parlent même d’attouchements ; si, si, parole d’Auvergnats.

En dehors de celui qui est dans les tuiles, allez donc savoir leurs professions ? Certains doivent être menuisiers, mais pas les meilleurs car il est souvent question de planches trop longues ou parfois même trop courtes, mais c’est plus rare.

Il y a aussi un couvreur qui doit poser les tuiles de l’autre, un chauve qui dirige des cérémonies, un grand blond rébarbatif qui se dit expert dont on ne sait trop quoi, un joueur d’orgue et un secrétaire. Les autres ont l’air d’être sans travail, mais ce n’est pas vraiment le genre A.N.P.E.

Ils ne sont pas racistes. Ils ont leurs travailleurs immigrés. Des vieux écossais, des anciens qui sont bien acceptés. Ceux-ci ne portent pas le kilt mais en bon Ecossais, ils sont surtout préoccupés par des augmentations de salaires.

Vers 19 heures ils s’en vont à la queue leu leu, mais vers 23 heures ils reviennent pour souper dans la salle du premier étage où ils s’enferment comme des conspirateurs.

Ils amènent avec eux des sortes de commissaires-priseurs. Ceux-là ordonnent à tout bout de champ de charger des colonnes de « poudre blanche ». Ensuite ils frappent comme des sourds à coup de maillet sur la table. Et ils recommencent une autre adjudication de poudre blanche cinq minutes plus tard. Ils doivent négocier de grosses quantités. C’est stupéfiant !

Ca doit être pour ça qu’ils se méfient les bougres. Au point qu’ils ne laissent jamais la femme de l’Auvergnat assurer le service. « Posez donc tout ça ici, laissez faire les jeunes » qu’ils disent. D’accord, mais certains de leurs jeunes ont bien la cinquantaine, il y en a même un qui trottine vers les 65, auxquels les autres répètent que quand on a trois ans on doit servir ceux qui en ont sept.

L’Auvergnat se gratte le sommet du crâne. Là il a du mal à suivre.

Drôles de jeunes qui en plus, à ce qu’il semblerait, feraient des réflexions dans les cabinets, et travailleraient sur des produits toxiques et dangereux tels le Vitriol et le Mercure.

C’est sûr, ils essaient de brouiller les pistes. Mais à présent l’Auvergnat n’a plus de doutes : ils en sont. Et en plus, c’est sûr que ça trafique la drogue : ça cause de l’Orient, et la plupart rêvent de s’y installer.

D’ailleurs, tout comme dans la Mafia, ils ont leurs parrains et ils règlent leurs comptes car il est souvent question d’un Ecossais qui aurait été bel et bien « rectifié ».

Leur poudre blanche c’est du gros rouge peut être ? Et leurs « voyages », c’est de la marche à pied sans doute ? Allons, il ne faudrait pas prendre les Auvergnats pour des Mongoliens ? Ni le Cantal pour la Belgique !

La femme de l’Auvergnat se ronge les sangs : l’homosexualité ça s’attrape ou c’est héréditaire ? Et ils se reproduisent comment ? Et leur drogue !!!! Mais que fait la police ? Quoi que … quoi que … ce sont tout de même de bons clients. Dans le commerce finalement, il faut savoir fermer les yeux.

Moralité.

Mes Sœurs et mes Frères, nous avons sur l’Auvergnat et ses certitudes, fondées sur le bon sens, un net avantage : nous savons qu’il se trompe.

Et comme l’a dit le célèbre philosophe Pierre Dac: « Si tous ceux qui croient avoir raison n’avaient pas tort, la vérité ne serait pas loin ! »

Malheureusement nous sommes toujours l’Auvergnat de quelqu’un ou de quelque chose. Et la seule certitude que nous puissions avoir c’est qu’hélas, nous sommes encore plus Auvergnat que nous en avons l’air.